JazzHot
576
décembre 2000
Jean Szlamowicz avec la comlicité d’Yves Sportis
Mother Africa
Randy Weston, dont le père a ouvert le premier restaurant jamaïcain à
Brooklyn, New York, y est né en 1926. Il est le produit d'une culture
qu'il admire et dans laquelle il a su développer une vision personnelle,
basée sur la connaissance la spiritualité. Entre Duke Ellington, pour la
couleur des arrangements, et Thelonious Monk pour le style éminemment
percussif, il déambule depuis 50 ans dans un blues mâtiné de musique
africaines, et de rythmes de valse, abolissant certaines frontières pour
mieux dévoiler les richesses universelles de sa musique, le jazz, dont il
continue de revendiquer la place et l'enracinement dans une tradition qui
de l'Amérique natale s'étend, selon lui, à la mère de tous les hommes,
l'Afrique. Compositeur très original il alterne l'orchestre et le solo
absolu avec un égal bonheur. Sa musique comme ses propos sont animé,
par une conception dynamique de la continuité et de l’évolution
culturelle. De quoi donner à ce qu’on appelle < tradition > un
contenu tourné vers l’avenir et la création,
HOME SWEET HOME
Jazz Hot: Vous êtes né à Brooklyn...
Randy Weston:
J'y vis toujours, je n'ai jamais quitté la maison. Mon père m'a fait faire
du piano. Je crois que j'ai un penchant naturel pour les pianistes.
Mon premier amour c'est Count Basie, le deuxième Nat King Cole, le
troisième Art Tatum, le quatrième Monk et le dernier c'est Duke Ellington.
Je ne le connaissais pas vraiment comme pianiste jusqu'au jour où je l'ai
entendu jouer en trio dans un musée à New York. Coleman Hawkins a eu aussi
un grand impact sur moi, c'est par lui que j'ai découvert Monk et Hank
Jones. Ce sont mes influences: un saxophoniste et cinq pianistes. J'ai
vécu au Maroc de 1967 à 1972, en France de 1974 à 1984, mais j'ai toujours
gardé la maison de famille de Brooklyn. La vie y était d'une richesse
culturelle incroyable: il y avait de la danse, de la musique, de la
spiritualité, de l'amour, une communauté forte, des vies de famille... Les
big bands répétaient en fin de matinée, les trio avec orgues jouaient dans
les bars; il y avait des bœuf dans tous les les clubs, dans les églises,
on dansait sur du jazz, du calypso…..
C' était une culture très puissante. Et on pouvait aller écouter Willie
the Lion Smith, Bud Powell, Art Tatum au coin de la rue. Tout le monde
venait à New York parce que c'est là qu'on faisait ses preuves: vous
pouviez être un génie ailleurs, mais il fallait venir le prouver à New
York. On pouvait à cette époque écouter tout le monde.
Est-ce comparable à La Nouvelle-Orléans?
La Nouvelle-Orléans est différente. Je ne connais pas très très
bien. La dernière fois que j'y suis allé, c'était pour jouer du rhythm and
blues! A New York, vous avez plein de musiciens de La Nouvelle
Orléans... Ce qui comptait, c'était que vous fassiez quelque chose de
neuf, de différent, tout en conservant la tradition. C'est comme Dizzy: je
ne comprenais pas tout ce qu'il faisait, mais je pouvais voir le lien avec
Louis. C'est comme ça qu'on peut développer du nouveau, à partir d'une
tradition
Votre époque était-elle plus riche en matière
d'échanges?
Ça ne fait aucun doute. Déjà, nous n'avions pas de télévision.
Tous les contacts se faisaient live. On pouvait aller voir les musiciens
chez eux. On y allait et on se retrouvait avec Charlie Parker, Dizzy, Max
Roach... Il y avait une ouverture, une spiritualité constante... C'était
pareil chez tout le monde, c'était ouvert. Où que vous alliez quand vous
étiez jeune, les parents vous faisaient à manger, préparaient des cookies
et vous servaient de la limonade. Les gens étaient proches et avaient une
vie riche culturellement et spirituellement. Et ce en dépit de
l'oppression et de la ségrégation. Les peuples africains avaient été
éparpillés, on ne pouvait plus se parler. Alors, pour communiquer, il a
fallu inventer un langage, la musique, développer des couleurs, des
rythmes...
Vous êtes toujours proche des gens de cette époque comme Max Roach?
On a fait des duos ensemble récemment (1999, San Sebastian
Max est l'un de mes professeurs; c'est chez lui que j'ai rencontré Bird,
Dizzy, George Russell... Mais on se voit moins qu'avant. Mon père avait
son restaurant au coin. Max Roach était à deux rues de là, Cecil Payne
était à côté. J'amenais souvent les gars au restaurant de mon père. Eddie
Heywood habitait en face de chez moi...
Qui était Eddie Heywood (piano)?
Je l'ai découvert grâce à Coleman Hawkins. Un de ses
grands enregistrements - et il en a fait beaucoup - c'est avec Oscar
Pettiford, Shelly Manne et Eddie chez Signature1. C'est la première fois
que j'entendais Eddie et il habitait en fait en face de chez moi! Il avait
son propre orchestre. Il avait sorti quelques tubes comme « Canadian
Sunset », «Begin the Beguine ». Je suis allé chez lui l'écouter. Eddie
avait une grande technique, mais il lui est arrivé un truc ... (après une
pause) Il n'aimait pas ce qu'on appelle le be-bop. Je n'ai jamais compris
pourquoi il n'aimait pas Bud Powell. Reste que j'ai passer heures
chez Eddie à l'écouter jouer du piano.
Et Lucky Roberts (piano) ?
Luckey avait un club à Harlem où j'allais pour écouter les
musiciens parler, raconter ce qu'ils savaient des anciens. Luckey
connaissait plein de choses, il nous parlait de musique, de son
business... Je le connais plus comme personnalité que comme pianiste
d'ailleurs. C'est quelqu'un d'important, il a joué avec George Gershwin.
Vous connaissiez aussi Herbie Nichols…..
Herbie Nichols est très sous-estimé. Il a beaucoup composé.
C'était un grand musicien, un grand pianiste... un grand journaliste
aussi.
Parlez-nous de Melba Liston (trombone)..
On s'est connu dans le groupe de Dizzy, au Birdland. Elle a
pris un solo sur «My Reverie» qu'elle avait arrangé. Je l'ai vue, ça a été
le coup de foudre: il fallait que je la rencontre! Elle avait du talent et
elle était superbe. C'était vraiment une grande arrangeuse. Elle
partageait ma vision musicale, et nous formions une équipe qui allait de
soi et qui a duré jusqu'à sa mort. Elle enrichissait ma musique, elle en
faisait quelque chose de plus rond, de plus riche, de plus coloré...Elle a
été très importante dans ma vie. On sépare souvent stylistique ment les
musiciens, mais ils ont en commun une culture...
Exactement. On a grandi en écoutant la même chose, c'est-à-dire de tout.
Il y avait l'église noire le dimanche, les groupes de blues, de jazz, les
musiques cubaines et africaines et même de la musique classique, de
l'opéra surtout... Nos parents nous ont fait écouter toutes les musiques.
Vous vous rendez compte à quel point ils avaient compris que c'était notre
musique, et qu'il fallait l'écouter dans sa totalité.
Wynton Kelly (piano) est l'un de vos cousins...
Il était plus jeune que moi, mais il jouait déjà comme ça à 15
ans. C'était un vrai génie! Et c'était un homme adorable. Il jouait dans
l'église de son oncle. J'ai aussi grandi avec Cecil Payne ~(bariton sax).
Nous avons beaucoup joué ensemble par le passé. Il y a deux ans, il a
participé à Freedom Africa Suite qu'on a fait à Brooklyn. Il était
sur l'enregistrement original avec le big band. On m'a demandé un jour
pour un hommage à Charlie Parker si ça m'allait de jouer avec Cecil Payne
et Billy Harper: un peu que ça m'allait! (rires)
Qu'était le Putnam Central Club de Brooklyn?
C'était plusieurs endroits dans Brooklyn qui appartenaient à
des Africains américains qui faisaient du jazz. Max Roach a eu un
studio là-bas, le Modern Jazz Quartet y était souvent aussi; Kenny Dorham,
Charlie Parker, Monk... Brooklyn était très soudé, la communauté y était
très forte, plus qu'à Manhattan. Les gens y sont accueillants. J'allais
chercher Monk chez lui; on passait deux ou trois jours ensemble à
Brooklyn, à aller à droite à gauche, à manger ensemble... J'étais
tellement content de le voir, de voir Dizzy, Charlie Parker... Il y avait
beaucoup d'amour.
En 1958 vous avez parcouru l'Amérique avec
Marshall Stearns...
Je travaillais dans un truc de vacances dans les Berkshires,
dans le Massachusetts. Là-bas, il y avait de la musique partout,
c'était la campagne. Deux filles avec lesquelles je travaillais en cuisine
m'ont amené au Music Inn où on trouvait du jazz. Il y avait environ 200
personnes, des Euro américains pour la plupart. Et c'est là que j'ai
rencontré Marshall Stearns qui a parlé de l'origine du jazz qui démarrait
en Afrique de l'Ouest, et c'était le premier que j'entendais parler de
ça... On est devenu proches, et on a fait des conférences sur l'histoire
du jazz; moi, j'illustrais au piano les styles de James P. Johnson, Fats
Waller, Basie, Monk... Marshall a eu une crise cardiaque, et il m'a dit de
continuer sans lui: j'ai continué et je l'ai fait en Europe, en Afrique...
Quels ont été les débuts de votre septet 2 ?
On est restés ensemble trois ans. L'enregistrement à
Monterey en 1966 a été le dernier. Je devais commencer une tournée en
Afrique pour le Département à la Culture. Cecil ne pouvait pas venir,
Booker, Lenny et Big Black voulaient rester en Californie. Ray, Bill Wood
et moi sommes partis. C'était un grand groupe: nous avons pu porter le
message africain pendant des années, mais je crois que les gens n'étaient
pas prêts à l'époque.
Où êtes-vous allé en 1967?
Je suis allé un peu partout en Afrique et jusqu'au Liban. Le
dernier pays de la tournée était le Maroc. A cette époque, la mode était
aux instruments électroniques. Les instruments acoustiques étaient bons à
mettre au placard. Au Maroc, ils m'ont demandé de revenir: je suis revenu
et j'y suis resté sept ans.
On parle souvent des années soixante comme celles
du free jazz...
On colle toujours des étiquettes qui ne veulent pas dire
grand-chose. Si vous écoutez certains trucs d'Ellington de 1928-29, il y a
plus de free là-dedans que dans ce qu'ont fait certains types qui
revendiquent de jouer free. Duke jouait stride... j'écoutais ça sans
arrêt. Il y a une grande continuité entre les différents styles du jazz:
Coltrane à l'alto jouait du rhythm and blues, Charlie Parker est un
saxophoniste de blues... Le jazz le plus free que je connaisse, c'est
Billie Holiday avec Louis Armstrong et je ne rigole pas! Une note de Louis
suffit, une note de Coleman Hawkins... Quand on parle de jazz «free», on
parle de liberté: il suffit d'une note pour être libre. Cette liberté
vient des premières époques de l'histoire de notre musique en Amérique. Ça
vient de ce que Louis a fait, ou Billie, et dans un contexte terrible
~qu'il ne faut pas oublier. Ils ont réussi à créer une musique d'une force
spirituelle et d'une puissance incroyable.
Comment avez-vous atterri en France?
Je suis venu pour la première fois en Europe pour jouer au
Festival de
Montreux en 1974. J'étais à Annecy, une fille de Genève (Colette
Giacomotti-Curty) m'a demandé de faire un
album solo. Elle avait déjà enregistré Abdellah Ibrahim, Roland
Hanna... c'est comme ça que ça a commencé. Passer de l'Afrique aux
États-Unis était un peu dur pour moi. Je me suis senti bien ici, alors
j'ai pas mal travaillé pour le ministère de la Culture, à faire des cours
d'histoire du jazz. Je suis allé en Martinique, en Guadeloupe, à Tahiti,
dans les pays francophones; j'ai donné des cours dans les maisons des
jeunes. Je travaillais surtout en piano solo, pas avec un groupe stable.
Avant, on pouvait garder un groupe pendant des années; maintenant, on
passe du duo au solo, et des fois on peut jouer avec un groupe. C'est
mieux de travailler avec un groupe sur le long terme. Auparavant, quand on
jouait dans un club, c'était pour un mois; maintenant, c'est pour un ou
deux jours. On ne peut pas vraiment construire un son individuel si on ne
tourne pas avec son groupe; personnellement, ça me manque. Après Annecy,
je suis retourné au Maroc en 1985. J'ai joué avec les Gnawa, on a tourné
et fait un film en 1988.
On dirait que vous avez trouvé une stabilité
musicale équivalente avec Billy Harper et Talib Kibwe que vous aviez avec
Cecil Payne et Booker Ervin à la fin des années cinquante...
Complètement! Ça dure même depuis plus longtemps. En fait, ma
musique, je l'appelle «rythmes africains» parce que j'essaie de montrer
quelles sont les origines de ce que nous jouons. Les musiciens qui jouent
avec moi sont en phase avec cette approche, qu'il s'agisse de Big Black
(percussion), Booker Ervin (ténor sax),
Talib Kibwe (flûte, alto sax),
Benny Powell (trombone). Et nous sommes fiers de cet héritage africain
dont nous sommes dépositaires.
C'est avec cet héritage que vous voulez
communiquer, en jouant avec des musiciens marocains?
Absolument.
Pourtant le jazz est une musique née en Amérique
: ces musiques ont aujourd'hui une histoire différente.
Comment peut se réaliser une rencontre?
C'est très facile. Il suffit de retourner à la source. Nous
sommes très jeunes comparés à la tradition africaine. C'est comme
retourner voir ses parents: on se rend compte qu'on n'est pas très
différents d'eux. Notre Mère Afrique nous a donné ce que nous sommes, et
malgré une séparation qui date de 300 ans, nous sommes encore très
africains dans notre musique, dans notre nourriture, dans nos danses, dans
notre façon de parler, d'adorer Dieu... On trouve ces particularités
partout, du Brésil aux États-Unis. Notre musique est très proche de la
musique africaine: on y trouve le call and response, la création
spontanée, les rythmes... Nous faisons la même chose que nos ancêtres.
Nous avons simplement été séparés de cette culture, mais il nous faut
retrouver cette source originelle et comprendre d’où nous venons.
Comment vous êtes-vous situé par rapport aux
mouvements d'indépendance africains des années cinquante et
soixante en tant qu'Afro-américain?
(Rectifiant) En tant qu'Africain américain, nous avons fait
Voodoo Africa en 1960. Nous avons commencé à travailler sur Freedom Africa
en 1958 en utilisant du swahili pour montrer la beauté de la langue
africaine. Il y avait des musiciens du Niger, de Tanzanie, un orchestre
avec des musiciens de La Nouvelle-Orléans, de New York, de Philadelphie...
Nous voulions parler de la volonté d'indépendance de l'Afrique qui voulait
sortir du colonialisme, tout en montrant que nous formions un peuple uni
malgré la séparation originelle due à la colonisation. On nous dicte notre
identité, mais si on étudie sa propre histoire, on comprend qui on est.
C'est pour ça que l'origine africaine de nos comportements et de notre
contribution culturelle est un point important: Buddy Boiden, Louis, les
bluesmen... c'est tellement proche de l'Afrique! L'indépendance de
l'Afrique et le Mouvement pour les Droits Civils étaient solidaires.
C'était dans l'air du temps: Martin Luther King, Malcolm X, Coltrane, Max
Roach, Mingus, Oliver Nelson, Art BIakey... tout cela parlait de la
libération du peuple africain, celui du Mississippi comme celui de
l'Afrique de l'Ouest. On faisait ce qu'on avait à faire et, sans même s'en
rendre compte, on faisait partie de tout un mouvement.
Cette démarche se poursuit-elle
aujourd'hui?
Nous avons tous une histoire commune, pas seulement les
Africains américains. Le berceau de l'humanité se trouve en Afrique: c'est
de là que nous venons tous. Je vois mon public comme ayant nécessairement
du sang africain. Certains en rient, mais c'est vrai: nous provenons de la
même famille, du même lieu. Les voyages et l'évolution nous ont donné des
couleurs, des formes, des langues différentes, mais la musique nous
réunit. La musique africaine est partout parce quelle est la première
musique. Que vous veniez de Scandinavie ou de Chine, cette musique vous
touche au cœur parce que c'est une musique universelle qui vous apprend
que l’humanité est une seule et même famille. C'est le sens de la musique
de Louis Armstrong ou d'Ellington. Ils ont développé une langue
universelle.
Que pensez-vous de la prétention de la world
music à être universelle?
Je suis né dans la musique africaine. Mon premier professeur
fut le ventre de ma mère, mon deuxième fut l'église... Je parle de quelque
chose que j'ai vécu. C'est une musique issue de souffrances; ce sont ces
souffrances qui ont engendré de la grande musique. La beauté de cette
musique est présente dans le monde entier: allez au Japon, dans les
Caraïbes, en Afrique, on la retrouve partout. Cette musique a une
profondeur que n'aura jamais une musique industrielle. Les gens ne peuvent
se CONTENT et de quelque chose d'aussi superficiel, ils recherchent une
profondeur.
La recherche d'exotisme est aussi une mode; il y
a toujours un risque de malentendu avec votre public...
On n'a jamais donné aux gens l'occasion de comprendre cette
musique: on n'apprend pas cette réalité à l'école, ni en regardant les
produits d'Hollywood. A moins d'avoir un intérêt particulier pour
l'Afrique, les gens ne connaissent rien à cette civilisation. Personne
n'étudie l'Égypte, les racines. C'est notre rôle et notre responsabilité
de faire connaître cette réalité. Ça marche la plupart du temps, mais pas
toujours. Mais c'est fondamental d'aller dans cette direction. J'ai donné
des cours à des gamins de 6 à 12 ans en France, juste avec mon piano. Je
ne leur ai pas joué une musique différente de ce que j'aurais joué pour
vous: ils étaient fascinés, ils étaient sous le piano... J'ai présenté la
musique d'une certaine façon, avec des blagues, etc., mais la musique
était la même. Et il faut amener les gens à se mettre sur la même longueur
d'onde.
Ce souci de communication et de transmission
est-il propre aux musiques d'origine africaine?
Oui. En fait, nous n'avons jamais quitté l'Afrique. Les gens
dansent parfois sans se rendre compte qu'ils pratiquent des danses
africaines. L'éducation est un processus très lent, mais il faut que les
gens comprennent que la musique classique européenne n'est pas la plus
vieille du monde. Il y a une musique classique africaine à retrouver, une
musique classique indienne, chinoise, coréenne... Il faudrait que tout le
monde les étudie - après tout, presque tout le monde aime la musique.
C'est à nous de le faire, de monter sur scène et d'éveiller les gens
(rires). Il faut les atteindre au cœur, ils ne demandent que ça, et quand
ils entendent ma musique, ils entendent la musique de leur famille
africaine. Grâce à la musique, vous vous retrouvez en compagnie de gens
auxquels vous n'auriez jamais dit bonjour et, si la musique est bonne,
vous vivez le même rythme et frappez vos mains en même temps. Le public
lui-même est un orchestre. Quand j'improvise, je ne sais pas où je vais et
vous non plus; alors comment parvient-on à se comprendre? Comment est-ce
que les gens tout d'un coup se lèvent, se mettent à applaudir? C'est ce
qui me fascine dans la musique. L'Afrique se développe. Quand
on parle de musique afro-cubaine ou afro-américaine, on néglige souvent le
premier mot sans en tirer les conséquences. Pourtant je crois que
les gens s'intéressent de plus en plus à la spiritualité, à la tradition
africaine, et comme le monde se rétrécit de jour en jour, je sens un
mouvement spirituel qui les ramène vers les racines, vers ce qui permet
d'être fort.
Votre quête des origines sera-t~-elle jamais
satisfaite?
C'est trop vaste. Je suis allé en Égypte il y a quinze jours.
Notre civilisation est encore plus ancienne. A chaque fois qu'on apprend
quelque chose, on découvre ce que l'on doit encore apprendre: c'est un
processus sans fin. Il faut rechercher une vérité à travers la musique.
Votre dernier album est une autre étape de votre collaboration avec les
Gnawa...
On a tourné avec le bluesman Johnny Copeland, on travaille
depuis des années ensemble. Cet album a été enregistré dans une église
chrétienne de Brooklyn à 10 minutes de chez moi. Il y avait Babatunde
Olatunji et des musiciens de la religion Yoruba lors du concert et les
Gnawa sont musulmans... C'était un triple mélange religieux qui a formé
soudain un seul et même élan spirituel pour cette musique sacrée.
Votre conception est-elle proche de celle
d'Abdullah Ibrahim?
Non. Il vient d'Afrique du Sud et je viens de Brooklyn. Nous
n'avons pas la même culture. Je suis proche d'Andrew Hill, Herbie Nichols.
Nous sommes tous deux proches du sol, des racines. C'est Ellington qui
nous a appris à parler de notre peuple dans notre musique, à ne pas avoir
honte de notre peuple, parce que c'est un peuple qui a beaucoup à dire.
Vous avez rencontré Ellington. Comment
a-t-il réagi à votre musique?
J'ai joué pour une réception en l'honneur d'Ellington après un
concert qu'il avait fait avec l'orchestre Philharmonique de New York où il
avait joué « Night Creature » en trio. C'est là que je l'ai rencontré.
J'ai lui ai dédié un enregistrement chez Arista / Freedom (1974, cf.
discographie), et je faisais publier mes compositions dans sa maison
d'édition.
Nous sommes devenus très proches, je l'appelais «The High Master ».
Y avait-il une telle rupture entre le be-bop et
le jazz tel qu'il existait avant?
Non, je ne crois pas. Quand Bud Powell joue « Tea for Two
» on entend clairement la version d'Art Tatum qui transparaît. Au début,
je ne comprenais rien au be-bop, mais à l'écoute c'est vite venu et les
liens sont apparus. J'ai joué au Jazz Muséum de New York vers la fin des
années soixante, je crois, avec Jamil Nasser (bass) et Big Black
(percussion); beaucoup de jeunes avaient aimé. Après, dans les coulisses,
Cozy Cole3 est venu: il avait un grand sourire et ça lui avait énormément
plu. Ça, c'était un vrai compliment pour moi. La reconnaissance de mes
prédécesseurs est un vrai honneur. Il y a un respect pour ses devanciers
qui vient de la tradition africaine. Les disciples respectent les maîtres
avant de devenir eux-mêmes des maîtres.
Vous ne voyez donc pas l'évolution de la musique
comme une succession de révolutions faisant table rase des générations
précédentes?
Non, la musique reflète l'évolution de la vie. C'est normal que
la musique ne soit plus la même qu'avant. La musique reflète son époque.
Mais des fois c'est bien, des fois non.
Comment construit-on un son personnel?
C'est un grand mystère. On me dit parfois que je joue
différemment d'il y a trente ans. Je ne joue pas différemment, mais depuis
j'ai vécu en Afrique et je ne suis plus le même d'un point de vue
spirituel, et cela ressort dans mon jeu. C'est étrange et indescriptible:
ça vient tout seul! Des forces supérieures sans doute! (rires) Vous ne
savez jamais où la musique va vous emmener: j'ai joué au sommet des Alpes,
en pleine neige! La musique peut vous emmener n'importe où, vous faire
rencontrer plein de monde...
Le rythme tient une grande place dans votre
musique.
J'adore les percussions. Je suis un batteur frustré!
(rires) J'aurais voulu jouer de la batterie et du violoncelle. D'ailleurs,
beaucoup de gens disent que je joue du piano comme d'une batterie, ce qui
est vrai.
Vous avez peut-être entendu Elvin Jones au New
Morning hier...
Ah, Elvin... C'est une musique qui vous fait sourire, qui vous
fait penser à des choses auxquelles vous n'aviez jamais pensé auparavant.
C'est incroyable le nombre de gens qui viennent me voir et me disent:
«C'est à un de vos concerts que j'ai rencontré ma femme»! Le pouvoir
de la musique est infini! (rires) Quand on écoute un artiste de la
dimension d'Elvin, c'est une beauté qui vous fait un bien fou...
Quelle est l'importance du blues dans le jazz?
J'ai toujours dit que, pour être musicien de jazz, il faut
savoir deux choses: jouer le blues et jouer pour les beaux yeux d'une
femme. C'est la base: le blues et les ballades. Le blues vient en droite
ligne d'Afrique. La musique aujourd'hui est souvent réduite à des
machines, des prises électriques, des robots et des bruitages. La vraie
beauté de la musique, c'est quand on peut faire passer la voix humaine
dans les instruments acoustiques. C'est ce que j'ai appris, mes héros
jouaient acoustique. Charlie Christian jouait électrique, mais on ne
sentait pas J'électricité, il la faisait oublier.
On a parlé du blues et du jazz comme de la
musique du diable...
On a raconté n'importe quoi. Il y a longtemps, la couleur noire
était sacrée ; on a fait des contresens là-dessus. L'ignorance et le
cliché ont fait le
reste. Si Charlie Parker vous paraît démoniaque, c'est que vous n'allez
pas très bien! (rires) Ces étiquettes m'ont toujours ennuyé, c'est pour ça
que je décris ma musique en terme de «rythmes africains», au moins c'est
clair. Je fais ainsi référence à des milliers d'années de civilisation,
pas seulement à ce que je fais moi. Ces a priori sur la musique sont
communiqués très tôt aux enfants, comme les préjugés, la discrimination...
On ne leur dit rien de leurs frères et sœurs qui ont contribué à
l'histoire de l'humanité de par le monde. L'éducation est à ce titre
vitale pour que les gens comprennent mieux comment fonctionnent les
autres.
Faites-vous une différence entre musique sacrée
et musique profane?
C'est une différence qui n'existe pas en Afrique: tout vient du
Créateur. Mais dans la vie, la musique est associée à différents
événements: il peut s'agir d'une fête, d'un enterrement, d'un repas, d'une
naissance, et aussi de la communication avec Dieu. Là, tout le monde s'est
fondu en une seule force spirituelle, malgré les différences de peau, de
religion, et c'était un moment unique. Je suis chrétien à l'origine, mais
ma religion est la spiritualité. Pour trouver la vérité, il faut retourner
aux sources et je me suis intéressé à toutes les religions. En fait, ce
qui m'intéresse ce sont les origines. Parce que j'ai appris l'alphabet en
commençant par la lettre « A ». On voit que toutes les religions viennent
des mêmes sources. Un musicien qui joue avec moi, je ne veux pas savoir
quelle est sa religion; je veux savoir s'il y a une entente entre nous, si
on peut jouer ensemble, s'il y a une inspiration mutuelle. Ce qui compte,
c'est ce qu'on vit, pas les étiquettes. La spiritualité, c'est un niveau
préhistorique, pré dogmatique: c'est être au bord d'une plage avec un
verre, et remercier le Créateur de nous donner de la nourriture, de la
vie, des parents, des enfants...
Vous avez composé beaucoup de valses...
Ça vient peut-être de Fats Waller, «Jitterbug Waltz» a été la
première valse que j'ai entendue qui swinguait vraiment. Mais les
quadrilles et les calypsos d'un type qui s'appelait MacBeth qui venait des
Caraïbes ont aussi été une grande influence: des 3/4 ou des 6/8 avec un
pareil swing c'est rare! C'était pas un 3/4 tout raide comme on en
entend, c'était quelque chose de naturel.
Que pensez-vous de la vogue des conservatoires
pour enseigner le jazz?
Notre enseignement se faisait dans la rue. C'est en traînant
tous les soirs qu'on apprenait. Il faut laisser le temps aux jeunes
musiciens de faire l'expérience de la musique, d'approfondir leur
connaissance de la tradition. On ne peut pas leur demander de reconstruire
les pyramides - mais une fois qu'ils en auront compris le pouvoir
spirituel, alors ils seront de grands musiciens eux aussi.
Vous avez un public réellement international...
La musique est imprévisible. On ne sait jamais ni où elle vous
emmène ni où elle va. Hier, un type m'a croisé sur les Champs-Élysées et
m'a dit qu'il connaissait tous mes disques. C'est un grand honneur quand
on m'arrête dans la rue pour me parler de ma musique. J'ai été partout
dans le monde, et ma musique est allée partout. Down Beat m'a élu
compositeur de l'année l'an dernier. J'ai reçu une récompense de
l'Université du Ghana. J'ai été invité à participer à un festival soufi en
Égypte... Je suis heureux de cette reconnaissance, mais je continue à
essayer de découvrir qui je suis.
Quelle est l'image du jazz dans les médias?
Terrible, nulle, affolante! (rires) Le jazz est trop «réel»,
trop africain américain, trop beau, trop spirituel... Il y a tant
d'oeuvres, tant de grands musiciens dans cette musique... (pause ... )
Est-ce que vous pourrez me copier la cassette de l'interview ? J'essaie de
conserver tous les documents que je peux. Je ne me suis pas rendu
compte que j'étais passé de l'état d'enfant à celui d'ancien (rires)
1--En fait Brunswick, 1 943. La séance précédente avait été
effectivement réalisée par Signature, mais avec Ellis Larskin.
2--Booker Ervin (tenor sax), Ray Copeland (trumpet), Cecil Payne (baritone
sax), Bill Wood (bass), Lenny McBrowne (drums), Big Black (percussion).
3--Cozy Cole est né en 1909, il a été le batteur de Jelly Roll Morton,
Louis Armstrong, Earl Hines, Benny Goodman, Cab Calloway, Lionel Hampton,
Jonah Jones, etc., un batteur historique du jazz. Il effectua une tournée
africaine en 1963...
Reprinted with permission Copyright (c) 2006
JazzHot /
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